Les DOGS, passage pour le paradis. Cela fait vingt ans que Dominique Laboubée et ses Dogs aboient en regardant passer les caravanes. Jean-Bernard Pouy, missionnaire du rock éternel, raconte pourquoi ces chiens-là n’iront jamais à la niche.

Je sais, je pense, je sens que le passage au troisième millénaire sera rock. Il est là, tapi dans l'ombre du sampleur à casquette et du scratch en jogging (avec capuche). Il est là parce qu'il n'a pas disparu, parce qu'il n'a pas baissé ses grands bras nerveux, malgré les détournements FM, la tambouille amerlocaine vidéo-compromettante et les frasques du survival. Il est là, le bout des doigts soudé aux barrettes des manches, l'ongle ou le médiator prêt à ripper et il suffit de voir les infatigables baroudeurs de la bande au boulot, dans l'ombre pour l'instant bienfaitrice des petits clubs, des rades infâmes de banlieue provinciale et des restos énervés underground de la capitale, pour s'en persuader. Il est là, aussi, caché derrière les nostalgies minimales d'un Pascal Comelade qui, s'il n'est pas rauque, l'est néanmoins. Il est là chez tous ces groupes pour l'instant inconnus qui sous les masses verdoyantes de la province préparent des défoliants de première bourre. Salut Valence, salut Mort à Venise. J'ai déjà vérifié, avec Little Bob, la solidité de cette prescience. Je n'en fais pas une croisade. Je te pressens, c'est tout. C'est dans tes veines. Dans la viande verte du cerveau. Dans la crispation des muscles. Faut pas trop me dire le contraire, sinon je sors mon riff.

Après Robert Piazza, c'est-à-dire la solidité, la fidélité, la dignité, j'ai testé in vivo un autre avatar du mythe: l'élégance. Celle de la netteté violente, du style inoxydable, de l'énervement détaché. Et qui dit élégance dit Dominique Laboubée, avec ses cheveux mi-longs, ses vestes de tweed fatigué et son regard d'aigle plaqué au sol. Dominique Laboubée, donc les Dogs. On dit les Dogs, pas the Dogs, c'est la guerre à nouveau déclarée entre les Anglais et les Frenchies, les Beefs contre les Froggies, car ils n'ont pas oublié, eux, les anglos, toute cette période de la fin des années soixante-dix, quand les petits groupes hexagonaux faisaient les premières parties de Dr Feelgood, d'Eddie & The Hot Rods, des Inmates, et leur volaient systématiquement le podium, mini-Trafalgar à l'envers, vengeances ombreuses de l'histoire, preuves que l'Ouest français en valait bien un autre.

Après Le Havre, Rouen. Que celui qui n'a pas touché à la grâce, depuis Jeanne d'Arc et son méchoui tragique, me jette le premier cocktail Molotov. Mais les Dogs n'ont rien à voir avec une sainte, je les vois plutôt comme Gilles de Rais qui, déguisé en moine, a assisté au bûcher fumant, s'en est nourri, qui, malgré un désespoir ontologique, s'est décidé à l'aimer toujours, sa Jeanne, la défendre jusqu'à la mort, la recréer indéfiniment et vivre donc sa vie en marge. Eh bien Dominique Laboubée c'est Gilles de Rais, Il a vu le rock en feu, et quand les autres ont pu penser qu'il brûlait, qu'il se consumait, il s'est dit qu'il le servirait, qu'il serait le binaire, à jamais, toujours, sans changer, contre tout et contre tous, l'Etat, la Maladie, le désespoir, les paradis et les enfers, le travail.

Les Dogs ne reviennent pas, ne réapparaissent pas. ils remordent. Deux CD en septembre, et un live en plus. En anglais e en français. Y'en aura pour tout le monde. Allez fouiller dans les bacs, y a plus rien. Des pitbulls anémiés, des rotweillers lexomileux, des chihuohuas sous perf', oui, ça, chez les fnakistes, y en a un wagon. Mais des Dogs, les vrais clébards, impossible d'en dénicher (elle est bonne) la moindre trace. Tout a disparu. Tout doit être planqué dans les chambrettes des fidèles et des adorateurs de la secte ouahouah, peut-être dans des coffres-forts. Il est vrai que des albums comme "Walking Shadows" ou "Legendary Lovers", tout en crispation et cohérence, valent bien des lingots surévalués.

Ça ne va pas durer, ce manque, ce mal au ventre. La rentrée va être chienne. Et, toujours auréolé de l'appellation contrôlée 39°8 d'Envoyé Spécial Rock&Folk, je suis allé vérifier sur place, au Front Page, aux Halles, à Paris, trois concerts de suite, alors que dehors, vers les minuit, ça se bostonne entre bandes sur la place des Innocents, ou bien ça sort tuméfié des peep-shows locaux. Saint-Denis Montjoie. Un resto avec, au premier, des gens qui mangent de la viande saignante au ketchup/Tabasco et un orchestre qui fait dans le standard. Et à la cave, les Dogs. A la cave. La métaphore absolue. Tout le monde sait que la Série Noire, chez Gallimard, est à la cave, entre les chiottes et la photocopieuse. La littérature noire est remontée, de nos jours. Le rock va donc faire de même. Tout est une histoire de cave. Descendre à la cave c'est déjà aller au charbon, comme disait mon tonton. Les caves c'est pas pour les caves, comme disait ma tata.

Un coin aussi grand que la caisse d'une Gretsch, ambiance crypte résonnante garantie, hammam prévu car, dehors, il fait chaud, c'est la mi-mai, c'est l'été qui se pointe, et c'est normal, symbolique, parabolique encore. L'hiver du rock français se termine, les jours longs pointent leur soleil noir.

Ça tombe mal, ce soir-là, le dernier, le dimanche, j'ai une fièvre de cheval, une infection du maxillaire supérieur, une rage de dents et un bon paquet d'Augmentin 500 dans le bide, ce qui me donne une sagesse de labrador et le moral d'un barzoï déprimé. Ce que je peux dire c'est que, vers deux heures du mat', à la fin du concert, je n'avais plus mal, pour la bonne raison que mes trois dents de devant celles qui me torturaient depuis une semaine, avaient été déchaussées à mort, fraisées à fond par deux Gibson. Une musique incisive, comme dirait mon dentiste. Une musique irrémédiablement élégante dans Sa fureur, C'est ce que Dominique et ses sbires ne peuvent oublier, cacher, éliminer l'élégance. La preuve : juste avant de prendre un riff, alors que la guitare a pointé du nez vers le sol, la chaleur ayant fait glisser la bride, il remonte le manche, d'un doigt ouais, d'un doigt, et hop, juste après, c'est la violence froide. Faire du glacial lumineux dans une cave étuvée, ça tient du miracle. Je n'ai jamais vu personne faire ça. Avec son doigt. Le seul. Ça vaut déjà le détour, cette tranquillité, cette sûreté. Too much class for "le neighbourhood.

Il n'y avait pas grand monde, ce soir-là, la veille c'était plein, mais on était dimanche, il devait y avoir un film de Bruce Willis sur TF1, signe qu'il y a encore du boulot à faire ou alors, les chalands qui passaient, rue Saint-Denis, ont cru que l'orchestre du dessus c'était les Dogs, alors ils n'ont pas insisté. Mais, en dessous, sous les voûtes, ce n'est pas du temps qui passait c'était une condotta, des éclaireurs d'avant-garde, comme ces soldats au visage peint en noir qui s'enfoncent dans les jungles pour épier l'armée de l'ombre, ces hommes perdus comme les aiment tous les écrivains américains qui adorent tout ce qui part avant les autres, tout ce qui fouille, tout se qui se cache pour mieux frapper et qui fait du renseignement. Voilà. Les Dogs n'ont rien de soldats. Sont loin de toute guerre, de toute exaction. Et s'ils font mal, c'est aux dents. Mais ils ont ce côté espion, comme s'ils étaient en permanence chez l'opposant, comme s'ils balançaient des secrets, pour foutre le bordel, changer les cartes, trahir pour la bonne cause. La musique de Little Bob est tactique, celles des Dogs est stratégique, l'autre face de la polémologie, chapitre final la bataille définitive.

Et moi, avec mes gencives qui suintent le sueur qui coule dons le dos, les genoux qui s'effritent, le vent du plaisir sur le crâne, et trois ou quatre bières dans le buffet Une quinzaine de morceaux nets, envoyés rageusement dans le sauna, quinze polygones décisifs. Froid dans le dos. Les oreilles en brasier. Comme Jeanne d'Arc. Il y a toujours des vannes récurrentes sur l'aboiement des Dogs, mais c'est vrai qu'il y a quelque chose de l'ordre de l'éclat, de l'explosion, il faudrait plutôt évoquer les hululements longs et inquiétants du Chien des Baskerville. C'est vrai que c'est un peu gonflant cette référence permanente aux cadors. Mais c'est vrai aussi que le rock aime les animaux, les chats, stray ou sauvages, les pingouins, les scorpions, les scarabées, le T Rex, les horses de tout poil... Alors faut faire avec. Et enlever les muselières.

Pendant le concert, j'ai vite abandonné le repérage entre les classiques et les nouveautés. En gros cinquante/cinquante. Je n'étais pas dans l'état de repérer ce qui était récent et ce qui datait de l'histoire canine. Tiens, après la blague de l'incisive, en voilà une autre, c'est quand même incroyable que tout cela m'arrive au moment où j'ai mal aux dents. Ce n'est pas que les chansons se ressemblent mais, comme l'énergie est là, la même, celle d'une meute errante qui a renvoyé ses maîtres, on perd ses repères de temps. Mais vivement septembre quand même, e les attends, je campe devant le disquaire, je guette es souscriptions.

Ça faisait de nombreuses années que je ne les avais vus d'aussi près. Ils changent peu. Christian Rosset, 'e bassiste, et Bruno Lefaivre, à la batterie, sont là depuis en gros dix ans, la rage toujours chevillée, c'est normal, c'est évident. Ils savent que le hiératisme de Dominique Laboubée a besoin de ça et, sans déborder, ils font des plans incroyables, des cassures, des attaques, ça glisse et ça cogne mais je ne sais pas bien parier musique, et ils font ça avec un sérieux imperturbable, une concentration palpable, même Si ça sue, même Si ça grimace, même si Christian, de temps à autre, manque d'éborgner un spectateur avec le manche de sa basse. Et puis il y a le son du guitariste, celui qui a la plus mauvaise place, celle qui rompt le triolisme jammeux, celui qui doit s'en faire une, de place, à côté de l'impérialité de Dominique. Et Laurent Ciron m'a tout l'air d'être celui qui, depuis un peu plus de deux ans, a pu apporter une sorte de stabilité, ou du moins casser la fragilité quasi légendaire et obligatoire du groupe, celui qui signe la continuité, qui dit que même quand on est plus jeune, chien un peu fou, le répertoire, la force et la musique des Dogs est là, et pas uniquement dans la tête et les doigts du chef et qui, en même temps, ne doit pas casser cette fièvre fragile, qui doit respecter ce côté obscur de la Force, toute cette impression d'être au bord du ravin, du grand ravin gris, la barranca, celui de Malcolm Lowry, celui où le corps du Consul est jeté, à la fin d' "Au-Dessous Du Volcan", en même temps que le cadavre d'un chien. Tiens, encore un clebs. Décidément.

On parle souvent de l'esprit sixties de ce genre de combo. Je ne suis pas musicologue mais il me semble que réapparaît enfin cette rébellion, qui rappelle avec la musique que le monde, la morale, la culture dominante est contre, en bloc, et qu'il faut attaquer tout le reste, et d'une façon irrémédiable, aiguë, chirurgicale, que ce monde il faut l'écorcher, l'écorner, le défoncer, avec les béliers qu'on a sous la main, qu'ils soient politiques ou artistiques. Et que c'est cet esprit-là qui demeure, subsiste, réapparaît et ne meurt pas. On en a besoin, merde. Et on a besoin du rock pour s’apercevoir que ce mental-là ne meurt pas, puisqu'ailleurs, bonjour les dégâts.

Je suis rentré chez moi à pied et sans respecter les feux rouges. A deux heures du matin, le centre de Paris avait repris son ventre. Ça faisait du potin, un bruit sourd, une rumeur constante. Pourtant, il n'y avait presque personne dans les rues. Mais l'ombre noire et fantomatique du rock planait dans la nuit bleu de Prusse.

Moi, ce dimanche-là, j'avais la fièvre, un bon 39 à peine maîtrisé par les globules blancs. Eux, les Dogs, ce soir-là, avaient aussi la fièvre, la teenage fever; un bon 45, celle qui dit qu'on demeure adolescent quoi qu'il arrive et qu'on peut rester un Rimbaud électrique à perpète.

JEAN-BERNARD POUY - ROLK&FOLK - AOUT 1998

 

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